à propos du livre "Les fossoyeurs" de Victor Castanet

 Une nouvelle écrite il y a plus de 10 ans, extraite de mon exquis recueil « Sur un petit air de requiem »

LA VIE FINIT MAL (EN GÉNÉRAL)

L’action se déroule dans un établissement de repos pour troisième et quatrième âges : « Les jonquilles fanées ».

- Mme Geneviève Sanfin, 99 ans, résidente

Je me souviens de mon arrivée ici, il y a bientôt 20 ans. Je me souviens que nous dormions à quatre par chambre. Je me souviens de la décoration morose, plus adaptée à un hôpital. Je ne me souviens d’aucun lieu de promenade, nous restions cloîtrés la plupart du temps, et je me souviens qu’il n’y avait pas de télé non plus. Je me souviens que les toilettes se trouvaient au bout du couloir et à l’étage, certaines mamies ne pouvaient pas se retenir jusque-là. Je me souviens que la grande salle était souvent louée le samedi soir, pour des mariages ou des fêtes, et que ceux qui couchaient au dessus, ne s’endormaient qu’au petit matin. Cette période reste la pire dans mon souvenir

Puis, un nouveau directeur a été nommé, apportant beaucoup d’améliorations : des chambres individuelles ou doubles, selon les affinités, la maison repeinte à neuf, le petit parc d’à côté à notre disposition, des télévisions partout, des sanitaires plus pratiques et les noceurs à la porte ! Il a renouvelé une grande partie du personnel aussi, c’était nécessaire…

Maintenant, une coiffeuse nous propose ses services régulièrement et, toujours grâce à lui, tous les anniversaires sont fêtés avec danses et chansons. Le mien est dans six mois, j’aurai 100 ans. De nos jours, ce n’est plus tellement rare, nous sommes 6.000 centenaires en France, des femmes en majorité, mais il reste, je crois, quelques poilus de 14-18. J’ai surtout la chance à mon âge d’avoir conservé toute ma tête, ce n’est pas le cas de tout le monde :

Celle qui se croit encore institutrice, une vraie pète-sec, elle s’engueule sans arrêt avec sa fille et son gendre. Lui d’ailleurs, ne veut plus la voir. Elle est autoritaire, mais sa voisine de lit ne se laisse pas dominer : « j’irai pas au tableau » qu’elle lui répond.

Celui qui travaillait en tant que garagiste, monsieur de Dion Bouton, continue à établir des devis toute la journée. Hier encore, il voulait changer mes amortisseurs…

Celle qui se présente comme la femme d’un boulanger, Mme Pomponette, et qui propose ses miches à la ronde. Des fois, c’en est gênant…

Celle aussi, Mme Asbine, qui se vante d’avoir été une star de cinéma, (muet peut-être) aujourd’hui vieillissante, fauchée et oubliée de tous, elle a échoué chez nous : son dernier rôle sans doute. Et puis, je n’oublie pas notre petit couple, Simon et Suzanne, veufs tous les deux, ils se sont « trouvés » ici : le coup de foudre. Comme quoi, il n’y a pas d’âge…

Nos journées sont rythmées par les repas et la télé : petit-déjeuner entre 7h et 9h, déjeuner tous ensemble à midi, puis « Derrick » ; pendant le goûter : « les chiffres et les lettres », et avant le dîner de 19h, « Julien Lepers » et ses questions. Les plus vaillants regardent le film du soir dans leur chambre. Les activités manuelles et culturelles sont organisées essentiellement le matin. Nous accueillons depuis peu Mathilde, une lectrice bénévole, deux fois par semaine. En ce moment, elle nous lit « Une journée d’Ivan… quelque chose… », ça raconte la vie d’un bagnard russe, dans un goulag. Sa journée à lui aussi est rythmée, mais c’est une autre histoire…

- Mathilde, 43 ans, lectrice bénévole

J’ai croisé le directeur, toujours très aimable. Cette maison de retraite est remarquablement tenue. Heureusement. Celle où j’avais placé ma mère, hélas, incarnait un triste exemple de malveillance envers les personnes âgées : les coups et insultes pleuvaient, l’absence de soins m’avait frappée. Quand ma mère terrorisée a osé tout m’avouer, le plus grave avait été commis : un vieillard ligoté toute une nuit sur une chaise, une femme de 90 ans poussée dans un escalier. Son corps allait être exhumé pour autopsie. Nous avions alerté la Ddass, et plusieurs familles avaient porté plainte contre ces actes de maltraitance, ces violences aggravées et ces comportements inadmissibles de la part d’un personnel « soignant ». En conséquence, ma mère était devenue presque aveugle, et elle appréciait que je lui lise des romans. D’où l’idée de devenir lectrice bénévole, dans ce genre d’établissement. Mon projet ici a été apprécié, je ne participe aux activités que deux heures par semaine, toutefois, je reste vigilante par rapport aux soins apportés aux résidents. Je les interroge discrètement. J’ai des doutes, par exemple, concernant l’intégrité et la compétence de Lydie, cette aide-soignante vulgaire et certainement alcoolique…

Elle me rappelle ma chef de bureau… mais c’est une autre histoire…

- Lydie, 54 ans, aide-soignante

Cette Mathilde me dévisage toujours d’un drôle d’œil… Elle a peur que je la morde ou bien ? Comme si j’avais pas assez à m’occuper des papys-mamies. Beaucoup ne sont plus « étanches ». La majorité d’entre eux souffre d’Alzheimer ou de Parkinson : des cas très lourds et le personnel n’est pas suffisant. Surtout la nuit. Nous devons « shooter » les vieux pour qu’ils dorment, y compris le week-end, bien que les familles soient censées les récupérer et nous soulager. En fait, les parents se débarrassent plutôt. Combien de fois, j’ai entendu « on est enfin tranquilles, la vieille est casée ». D’un autre côté, le médecin manque de tact, il n’hésite pas à annoncer un décès sur le répondeur des proches… En l’apprenant de cette manière, ça doit faire un choc… Je cumule dix ans d’ancienneté ici, et le ras-le-bol se fait lourdement sentir. Je suis devenue amère, blasée, aigrie même, mais je n’ai jamais frappé ou insulté un seul pensionnaire. Je sais que cette pratique existe dans d’autres centres. Ils sont suffisamment éprouvés par leurs maux, beaucoup pensent au suicide, pour en finir. Notre doyenne Geneviève y compris, a sombré dans le gouffre d’Alzheimer. Pauvre mamie, elle ressemble à ma propre grand-mère, mais c’est une autre histoire…

- Mme Geneviève Sanfin, 100 ans, résidente

Depuis que j’ai eu 100 ans, je n’ai plus goût à rien… Mon mari n’est même pas venu fêter mon anniversaire. Jennifer, ma fille, (ou mon arrière-petite-fille ?) me répète qu’il est décédé depuis 20 ans. N’importe quoi ! Il s’est encore caché pour fumer ses gitanes maïs : des vrais clous de cercueil, je l’avais prévenu ! Mais jusqu’à sa mort, il était vivant… Et ensuite, « bon suaire » messieurs-dames… Lui qui voulait du repos, plus calme qu’au cimetière, tu meurs ! Je veux partir d’ici, rentrer chez moi et arrêter ce tourbillon de la vie, retrouver mon Jules, (ou Jeannot, je ne sais plus…) Par contre, je me souviens très bien de notre première rencontre… C’est une longue histoire…

« Alors tous deux on est repartis

Dans le tourbillon de la vie,

On a continué à tourner

Tous les deux enlacés,

Tous les deux enlacés. »

(Le tourbillon de la vie – Jules et Jim)

Spéciale dédicace à : Georges Perec et Alexandre Soljenitsyne et son fabuleux roman 

« Une journée d’Ivan Denissovitch ».

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