Le plat pays qui est aussi le mien

 Le plat pays qui est aussi le mien

« L’enfance a un parfum tenace »

La mamie lisait un Fred Vargas, en attendant son bus. Assise sous l’abribus de la RATP, sur le banc en métal censé être design, en réalité froid et inconfortable, ses pieds se balançant dans le vide, elle revenait du marché. Posé à côté d’elle, son cabas entrouvert contenait une botte de poireaux, des carottes et une demi-baguette. Concentrée sur sa lecture, je pouvais l’observer à mon aise. Je l’imaginais sans peine dans un film d’Audiard, dissimulant une sulfateuse sous ses légumes, m’apostrophant à la Françoise Rosay : « Qu’est-ce que vous avez à me détroncher comme ça ? Je ressemble à votre tante Yvonne ou bien ? »

Presque… À ma grand-mère Ch’timie, Marguerite. Ancienne verrotière de son état, elle creusait le sable avec une bêche pour attraper les gros vers, futurs appâts pour les cordes, elle réparait aussi les filets. Simple employée de l’hôpital maritime, illettrée je crois, fille, sœur, femme et mère de pêcheurs de la Côte d’Opale. Ma famille élargie et nombreuse se composant d’un joyeux mélange de Ch’timis, Belges et Polonais, avec des origines viking et espagnole. 

Je me rappelle les jours de marché où elle me trimballait avec elle, s’arrêtant tous les dix mètres, pour discuter en patois avec ses copines et voisins, et me présenter. La brave femme avait pondu neuf enfants, dont le dernier, mort en bas âge, et était la fière aïeule d’une tribu d’une trentaine de petits enfants. De quoi se perdre effectivement pour les non familiers. Même moi j’avais du mal, plusieurs générations étant baptisées avec des prénoms identiques et affublées de plusieurs surnoms pour les identifier, ce qui ne simplifiait rien, bien au contraire. Exemple : mon grand-père s’appelait Philippe, transformé en « Flip » ou Ignace.

Je respirais tout à coup cet air iodé, si particulier, réputé pour soigner les pathologies osseuses, et recherché des vacanciers non frileux : la mer en plein été frôle les 18° et un vent quasi permanent réjouit les amateurs de cerf-volant ou de char à voile. J’entendais les mouettes piailler sur le port, se disputant les carcasses des petits crabes et des poissons rejetés : flets, plies, limandes, carrelets, harengs. Je retrouvais instantanément le goût et le fumet des crevettes, moules et coques, accompagnées de pommes de terre cuisinées par ma grand-mère. Elle était très croyante et pratiquante, essayant de me traîner à l’église, où elle allait quotidiennement, pour la messe rituelle ou l’enterrement d’un voisin. Elle m’a appris le sens du partage, la générosité, l’altruisme. Quand elle est morte, j’avais 12 ans et j’ai aussitôt cessé de croire à tout être supposé supérieur. J’ai hérité d’elle son franc-parler, ce qui me vexait quand on me le rabâchait étant petite, mais que je revendique aujourd’hui. Et j’ai gardé sa carte de bus, mes cousines plus âgées ayant fait une razzia dans son armoire. Sa date de naissance y figurait : décembre 1899… Le choc ! Ma grand-mère était née au siècle dernier ! Avant-dernier maintenant. Elle avait connu les deux guerres, dont la dernière qu’elle me racontait quelquefois : le littoral largement bombardé, mon oncle réquisitionné pour construire les blockhaus jonchant encore les plages et se désagrégeant enfin (c’est bien connu : quand c’est allemand, c’est solide !), leur quartier entièrement détruit et leur famille relogée dans une minuscule maison, façon coron. Je me souviens de ses cheveux longs, toujours retenus en chignon, de ses yeux perçants, de sa voix qu’elle haussait souvent, des engueulades avec mon grand-père.

Lui, éternellement assis entre une table et le buffet, remplissant ses feuilles de tiercé, lisant « La Voix du Nord », une tasse de café à proximité, sa casquette de marin vissé sur le crâne. Quand il se levait, il était impressionnant du haut de son mètre 90-95, pourtant c’était Marguerite qui commandait, dirigeait, s’occupait de tout. Avec moi, elle mélangeait français et patois, officiellement du Picard, avec des variantes : Nord, Pas-de-Calais, côte ou intérieur du pays, bassin minier, et des accents plus ou moins prononcés. Sa tendresse envers mon père (son préféré ?), masquée par une trop grande pudeur. Chez elle, pas d’effusion, de câlin, de « mamie », mais des petits cadeaux, bonbons, vêtements, livres pour moi, elle qui ne savait pas lire.

De retour sur l’esplanade du front de mer, j’inspirais goulûment les effluves de l’océan, des algues, assourdie par le ressac des vagues venant se fracasser sur la digue pendant la marée montante, offrant mon visage au vent, enfonçant mes pas dans le sable mouillé. Ce sable omniprésent, s’infiltrant dans toutes les maisons, même situées à plusieurs kilomètres de la plage, s’insinuant dans les yeux, les oreilles, les cheveux. Ce sable crissant sous les dents, grattant dans les draps, alourdissant le maillot de bain. Ce sable impossible à retenir, malgré les oyats plantés dans les dunes mouvantes. Je me retrouvais sur la plage, à marée descendante, à 4 h du mat’, allant récupérer avec mon père et mon frère, les poissons pris à l’hameçon des cordes posées à la marée précédente, puis les exhibant crânement à ma grand-mère, dès notre retour. Chaque poisson soupesé, jaugé, examiné, évalué, montré à chaque visiteur.

Et ça défilait chez elle : outre ma très grande famille habitant dans la même ville ou venue pour les vacances, toute une cohorte de voisins, connaissances, amis, entraient, la porte restant ouverte la plupart du temps, malgré le froid et le vent, toute la journée pour boire un « tiot jus » et « raconter le conte ». La cafetière ne dérougissait pas.

J’étais chez moi, sur ce littoral unique de cette région fière qui bouillonne dans mes veines, qui fouette le sang, sous ce ciel souvent si gris et si bas « qu’il fait l’humilité »…

Et puis le bus est arrivé…

En hommage à ma grand-mère, mon père et toute ma famille ch’timie, à cette région Nord-Pas-de-Calais qui restera toujours dans mon cœur, aux villes de Berck-sur-Mer, berceau de la famille, Étaples et Lille la superbe,

Hommage aussi à ces deux métiers éprouvants et dangereux : les pêcheurs et les mineurs, très représentés dans la région.

Spéciale dédicace aux chanteurs « classiques » de chez nous : 

Brel bien sûr, Pierre Bachelet (Les corons),

Raoul de Godewarsvelde (Quand la mer monte).

Extrait de mon recueil « Atmosphères, atmosphères »

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